Grâce à lui, nous conservons à Lisbonne un magnifique musée
d'arts décoratifs portugais qui permet la visite d'intérieurs tels
qu'ils existaient au Portugal, au XVIIIème siècle.
Voici l'interview complète de ce grand mécéne, tel qu'elle est
apparue dans Connaissance des Arts, à l'occasion de l'exposition
«Trésors de l’orfèvrerie du Portugal », qui a eu lieu à Paris entre
les mois de novembre 1954 et janvier 1955.
Entretient avec M. Ricardo Espírito Santo
« Lorsqu’on n’est pas créateur soi-même,
ce qui est important c’est de créer un ensemble
qui exprime sa personnalité »
Des quelque sept cents pièces qu’on peut voir au Musée des arts
décoratifs, à l’exposition «Trésors de l’orfèvrerie du Portugal »,
vingt-cinq pour cent représentent l’apport du Dr. Ricardo do Espírito
Santo Silva. Ce grand collectionneur qui habite Lisbonne n’est
pourtant pas un spécialiste de l’orfèvrerie. Ses principales préoccupations
vont aux meubles, aux tableaux, aux céramiques. En quarante années,
son éclectisme a pris des proportions considérables. À force d’acheter
des peintures et des dessins de Pillement, il possède aujourd’hui la plus
importante collection de Pillement; il en est de même pour les petites boîtes
en porcelaine du XVIIIème siècle, pour les meubles français, pour l’argenterie
française du XVIIIème, pour les tapis portugais anciens.
Récemment, il a séparé ses collections en deux :
D’une part les objets français qu’il conserve auprès de lui, de l’autre
les objets portugais ou ayant trait au Portugal, qu'il a rassemblés dans
un autre palais. Ce palais, M. Espírito Santo Silva en a fait don
à la ville de Lisbonne.
- Quels sont les premiers objets auxquels vous vous êtes intéressé?
- Ma première pensée à été d'acheter des objets et des meubles
pour installer ma future maison. j'avais 16 ans. Il faut dire que j'ai
été indépendant très jeune. J'ai perdu mon père à 15 ans. A 17 ans,
j'étais fiancé, puis marié à dix-huit.
- Quel a été votre premier achat?
- C'était un tapis portugais du XVIIème siècle. Il était très beau, mais
cependant pas en très bon état. Mes frères se sont moqués de moi
quand ils m'ont vu
arriver avec un tapis aussi usagé. Je ne l'avais pas payé cher;
quelque chose comme 12,50 francs-or, si mes souvenirs sont exactes.
- À quelle époque?
- C'était en 1917.
- À cette époque, les antiquités étaient-elles rares et recherchées
au Portugal?
- Personne, ou presque ne faisait attention aux objets anciens.
Il y en avait dans toutes les familles sans que personne ne songe
à leur valeur. Encore moins à les négocier. Je me souviens très bien
que chaque fois que j'allais chez ma grand-mère, je tombais en extase
devant des porcelaines qui, pour elle, n'avaient pas la moindre importance.
Dans la cuisine, les gens de service prenaient leurs repas dans des
assiettes de la Compagnie des Indes, reléguées là parce qu'elles ne
formaient plus des ensembles bien complets.
Au moment où j'ai réellement commencé à acheter, le Portugal était
prospecté par tous les grands antiquaires de Paris, de Londres
et de New York.
C'était une véritable rafle. Pour s'en faire une idée, on peut dire par
exemple qu'ils ont emporté au moins deux ou trois cents services
de table de la Compagnie des Indes. Du jour où j'ai été en mesure
de leur tenir tête en payant aussi cher qu'eux, cet exode a été freiné.
Aujourd'hui la situation est totalement renversée Il y a beaucoup de
collectionneurs au Portugal, et l'amour des antiquités est devenu si fort
que les Portugais achètent beaucoup à l'étranger.
- Dans quels pays?
- Surtout en France, en Angleterre et en Amérique aussi.
- Vous est-il arrivé de racheter à l'étranger des objets qui provenaient
du Portugal?
- Bien sûr. Ainsi, il y a quelques années j'ai récupéré certaines pièces
de l'ancien palais royal, qui avaient été emmenées au Brésil dans des
malles royales lorsque le roi D.João VI quitta le pays pour fuir l'invasion
Napoléonienne. Plusieurs de ces pièces parvinrent par héritage au prince
D.Pedro qui devint Empereur du Brésil: ses initiales et la couronne impériale
y remplacent parfois l'écusson portugais. Aujourd'hui la majeur partie du
Trésor royal portugais est revenue au Portugal.
- Quelle importance représente l'argenterie dans l'ensemble de vos collections?
- C'est difficile à évaluer. Environ le dixième. Mais l'orfèvrerie mène à tout.
Vous avez sans doute vu à l'exposition du Musée des arts décoratifs un beau
portrait par Largillière. Il représente Thomas Germain; le célèbre orfèvre
montre du doigt un candélabre qu'il considère comme une de ses œuvres
les plus parfaites. Je possède le candélabre. Comment voulez-vous que je
résiste au désir d'avoir le tableau? Hélas, je n'ai pas réussi.
- Pourquoi?
- Il appartient à un autre collectionneur de Lisbonne, M. Gulbenkian, l'homme
le plus riche du monde. Je lui ai déjà dit qu'il fallait que l'un de nous se décide:
Ou qu'il me vende le portrait ou que je lui cède les chandeliers. Mais chacun
tient trop à ce qu'il a.
- Vers quels objets vont vos préférences?
- Je m'intéresse à tout. Mais si vous voulez savoir ce que j'aime le mieux,
ce sont les meubles, ensuite les porcelaines, l'argenterie, la peinture,
les tapis, les tapisseries.
- Avez-vous une "recette" pour collectionner?
- Je vais tout vous dire. Le grand secret de la réussite de ma collection,
c'est que je n'ai jamais collectionné. Je n'ai jamais eu de plan. Tant pis.
Mon principe est d'acheter quand on trouve. C'est ce que j'ai toujours fait,
selon mes moyens.
- Vous achetez tout de même selon votre goût. Vers quelles époques,
vers quelles formes de l'art êtes-vous donc généralement attiré?
- J'ai toujours eu un grand penchant pour le 18ème siècle et presque
exclusivement pour les arts portugais et français. Évidemment quelques
exceptions confirment la règle. J'ai des primitifs flamands et quelques
porcelaines allemandes et anglaises. Avec le nombre, bien sûr, certains
objets ont fini par se compléter et former des collections assez complètes,
mais jamais je n'ai acheté une seule pièce pour compléter une «série»,
comme le font les philatélistes ou certains collectionneurs spécialisés.
- L'actuelle exposition du Musée des arts décoratifs montre que vous
avez réunis un ensemble d'argenterie française du 18ème siècle
presque sans rival dans les collections privées. En est-il de même
pour d'autres ensembles de votre collection?
- Il est difficile de juger soi-même ses collections. Je crois cependant
que mes boîtes en porcelaine de Saxe commencent à faire un
ensemble important. Il y a aussi un peintre auquel je me suis
particulièrement intéressé et dont je pense avoir une collection assez
remarquable: c'est Pillement.
- Pourquoi Pillement?
- Parce que je pense qu'il est le plus extraordinaire paysagiste français
et aussi parce qu'il a vécu longtemps au Portugal où il dirigeait la
Royale Fabrique de Soieries de Lisbonne.
J'ai d'ailleurs trouvé beaucoup de Pillement au Portugal.
- D'une façon générale, où et comment achetez-vous?
- J'ai beaucoup voyagé. Maintenant, un peu moins. Mais il est rare
que je n'ai pas envie de visiter quelque antiquaire ou quelque collection
privée. Surtout je surveille régulièrement toutes les ventes. Je reçois tous
les catalogues de Londres, Paris, de New York. Je donne des ordres
par téléphone. Si mes prix sont dépassés tant pis, je n'ai pas de regrets.
On me signale aussi d'un peu partout les pièces qui peuvent m'intéresser.
Ainsi je viens d'acquérir, il y a peu de temps à Lausanne, le bureau de
Paderewski; c'est un admirable meuble de Leleu.
- Justement vous disiez tout à l'heure que votre préférence allait aux meubles.
- C'est exact, j'ai toujours acheté beaucoup de meubles, d'abord par
nécessité, ensuite vraiment par amour. Évidemment, il sont plus encombrants
que les boîtes en porcelaine, mais je crois que c'est typiquement portugais
de faire les choses avec passion. D'ailleurs au fur et à mesure, il me fallait
plus de place pour tout.
- Quel est votre style favori?
- Le XVIIIème siècle. Plus spécialement le Louis XVI, quoique, à mon avis,
les plus beaux styles soient les styles de transition: le Régence et le transition
Louis XV - Louis XVI. Ce sont des époques de confluence artistique très riches,
mais qui n'ont ni virtuosité ni outrance. Pour rester dans les meubles,
ma préférence va surtout aux meubles de style Louis XV faits sous Louis XVI
ainsi qu'aux meubles de Riesener et de Wiesweiller ornés
de plaques de Sèvres.
Dubois aussi est un ébéniste extraordinaire; c'est moi qui ai acheté le petit
secrétaire à abattant de la collection Allan Good, que vous avez reproduit
au moment de la vente il y a un an. Mais celui que je préfère encore, c'est
Leleu parce que vraiment c'est celui qui a le mieux traduit le goût français.
Et puis il y a les sièges qui sont pour moi des objets merveilleux; à mon sens,
ils ont plus de poésie que n'importe quel autre meuble.
- Comment avez-vous résolu le problème de l'installation?
- J'ai accumulé un stock immense d'objets et je me suis apperçu qu'ils
finissaient tous par avoir une utilité. Chaque fois que j'installais un salon
ou une chambre nouvelle, j'avais immédiatement sous la main
ce qu'il me fallait.
Je pense que lorsqu'on n'est pas créateur soi-même, ce qui est important
c'est de créer un ensemble qui exprime sa personnalité.
C'est ainsi que dans ma maison entièrement meublée en français XVIIIème,
j'ai cherché à mettre en valeur les objets d'art que d'autres ont conçu
et réalisés. Tous les objets portugais, je les ai rassemblés dans un ancien
palais de Lisbonne que j'ai restauré à cet effet, le palais Azurara.
Musée des Arts Décoratifs
Fondation Ricardo Espírito Santo
Palais Azurara
Lisbonne
En 1947, j'ai décidé de faire de ce palais une fondation d'art portugais.
C'est en quelque sorte le musée des arts décoratifs de Lisbonne.
- Mais uniquement consacré à l'art portugais?
- Oui, ou ayant trait au Portugal. Par exemple on y voit des porcelaines
de Chine de la Companhie des Indes, avec des armoiries de familles
portugaises, quelques Pillement peints au Portugal, des portraits par
Quillard, l'élève de Watteau qui fut peintre de la Cour au Portugal.
Musée des Arts Décoratifs
Fondation Ricardo Espírito Santo
Palais Azurara
Lisboa
En plus une école fonctionne dans le musée; on y forme des artisans
(il y a environs 60 élèves) qui sont initiés aux arts anciens et qui dirigent
des ateliers de réparations, spécialisés notamment dans les reliures
et les céramiques. C'est, je crois, une formule très vivante.
Chaque dimanche, le musée reçoit de 500 à 700 visiteurs.
Atelier de l'École Supérieure d'Arts Décoratifs
Fondation Ricardo Espírito Santo
Lisboa
- Comment s'est accomplie votre formation de collectionneur?
- J'ai toujours eu une grande attirance pour les objets anciens.
Je crois que pour devenir collectionneur, il faut «sentir» en soi cette même
vocation. C'est ce que les experts nomment l'intuition. Je crois aussi qu'il
faut toujours aller plus loin dans sa «passion», voir et regarder sans cesse
des quantités d'objets.
FIN
M. et Mme. Thomas Germain
Huile sur toile
Nicolas de Largillierre (1656 - 1746)
Musée de la Fondation Caloust Gulbenkian, Lisboa
Détail
Ce tableau représente l'orfèvre Thomas Germain (1673-1748)
dans son atelier du Louvre, en compagnie de sa femme,
Anne-Denise Gauchelet. Reconnu comme le "Prince du Roccaille",
il fut nomé orfèvre du Roi en 1723, tître que l'on retrouve inscrit
sur la lettre au dessus de la table:
"À Monsieur Germain/Orfèvre du Roy/aux galléries du Louvre/à Paris.
Ce tableau est habituellement désigné comme le "portrait officiel de
l'artiste" et présente une atmosphère empreinte de réalisme.
Certains objets représentés se reconnaissent comme créations de
cet artiste admirable.
Thomas Germain, maître en 1720, signale orgueilleux le candélabre
entouré de satyres. Ce modéle fut délivré en plusieurs séries à
Lisbonne, en 1757, pour la cour du Roi D.José I du Portugal,
expédiés par son fils François-Thomas Germain (1726-1791).
Un regard plus attentif permet de comprendre que le candélabre
détenu par M. Ricardo Espírito Santo, n'était pas en effet celui
du tableau, mais une variante. Il fut vendu aux enchères
par sa fille, peu aprés sa mort.
Le 29 avril 2015, Christie's met en vente à Londres une partie de
la collection que la fille de Ricardo Espírito Santo, Ana Maria Espírito
Santo Bustorff Silva, avait hérité de son père.